Le corse, vecteur d’intégration des populations immigrées ?

Jean-Michel Géa

p. 6-8

Traduction(s) :
U corsu, vettore d’integrazione di e pupulazione immigrate ?

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Jean-Michel Géa, « Le corse, vecteur d’intégration des populations immigrées ? », Langues et cité, 22 | 2012, 6-8.

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Jean-Michel Géa, « Le corse, vecteur d’intégration des populations immigrées ? », Langues et cité [En ligne], 22 | 2012, mis en ligne le 14 juin 2023, consulté le 09 mai 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/470

Les changements socioéconomiques qui ont touché le bassin méditerranéen ces quarante dernières années ont conduit certains pays du Sud européen traditionnellement zones d’émigration à devenir d’importants pôles d’immigration. Le cas de la Corse est à ce sujet exemplaire : longtemps terre de départs, l’ile compte aujourd’hui parmi les régions de France ayant la plus forte proportion d’étrangers dans sa population. À la différence toutefois des principales zones d’immigration nationales, la puissance du français est loin d’avoir gommé des échanges interindividuels la langue régionale qui se retrouve dans le quotidien de travail de nombreux immigrés et qui, bénéficiant d’une politique d’enseignement volontariste de la part de l’Éducation nationale et de la collectivité territoriale de Corse, est proposée à leurs enfants une fois ces derniers scolarisés. Si la maitrise du français comme condition d’intégration des nouveaux venus est indiscutable, l’acquisition d’une compétence dans la langue locale alimente le processus d’insertion sociale et culturelle des publics migrants.

Cela étant, les principaux groupes immigrés insulaires, les collectifs marocain et portugais (près de 70 % des étrangers de l’ile), occupent des positions distinctes vis-à-vis du corse, les adultes ibériques devenant plus vite et plus souvent corsophones que leurs homologues maghrébins. Si la proximité latine du corse et du portugais explique en partie cet état, d’autres facteurs jouent, dont le sentiment de déloyauté et de perte qu’éprouvent certains migrants marocains envers leur communauté et culture d’origine à l’idée de parler corse dans un contexte où les discriminations à leur égard sont fréquentes. Refuser ou demeurer hors la langue corse peut être alors une pratique ou une stratégie de résistance envers une société réceptrice peu encline à reconnaitre l’immigration maghrébine et dont l’idiome s’avère au demeurant porteur d’une certaine violence symbolique (cf. l’abondance des graffitis xénophobes rédigés en corse visant le collectif maghrébin mais jamais ibérique). En parallèle, comme un signe de fidélité à leur identité de groupe, la transmission familiale du vernaculaire d’avant la migration est chez les Marocains bien meilleure que chez les Portugais.

Sur un plan fonctionnel, les répertoires langagiers ont à voir aussi avec la vitalité du corse dans les contextes professionnels, notamment l’agriculture et le bâtiment où se retrouve une majorité d’adultes marocains et portugais. Quoiqu’encore très corsophones, ces secteurs ne placent pas les travailleurs dans les mêmes conditions d’acquisition du corse : le monde agricole où prévaut la main-d’œuvre maghrébine est moins propice à son utilisation que l’univers du BTP où prédominent les salariés d’origine ibérique. Sur les chantiers, les échanges verbaux font en effet partie du quotidien de travail, les conseils, les mises en garde, les opérations de coordination ou les résolutions de problèmes sont autant d’occasions d’échanger en corse avec les ouvriers et les patrons locaux. Observé sous l’angle des activités de travail et de langage, le salariat agricole est en revanche un domaine où la transmission d’informations techniques est moins constitutive des tâches à accomplir. À cela s’ajoute le caractère ethnicisé de la main-d’œuvre agricole, désertée par la population autochtone et pour plus de la moitié constituée de Marocains. Conséquence : dans les grandes exploitations de la plaine orientale, la forte sociabilité communautaire qui ordonne la composition des équipes offre aux Maghrébins la possibilité de continuer la pratique de l’arabe ou du berbère sans difficulté. La corsisation s’en trouve ralentie et, en général, seuls les employés les plus anciens et/ou occupant un rôle de contremaitre ont acquis une compétence en corse. En revanche, dans les petites exploitations de l’intérieur orientées vers l’élevage et ne comptant souvent qu’un ou deux ouvriers, le processus d’acculturation en faveur du corse est accéléré. Dernier point, le très faible taux d’employabilité des primo-migrantes marocaines et, plus largement, les contacts interpersonnels limités avec les natifs, constituent pour elles un désavantage dans l’apprentissage de la langue locale. À l’inverse, les meilleures conditions d’insertion professionnelle des migrantes ibériques (en particulier dans les emplois de service à la personne) leur permettent d’en faire une langue de travail à concurrence du français.

À côté des modalités d’acculturation linguistique observables en milieu naturel, l’école offre dans l’ile les moyens d’un apprentissage généralisé du corse. Cas unique en France pour une langue régionale, le corse bénéficie de mesures qui alimentent le paradigme réflexif langue/intégration1 étendues à l’ensemble du public scolarisé. Matière incluse dans l’horaire normal des établissements d’enseignement publics depuis la loi sur la Corse du 22 janvier 20022, la langue locale fait partie des savoirs scolaires de référence et participe au socle commun de connaissance présenté aux élèves insulaires. Comme tout enfant scolarisé, les descendants de migrants bénéficient de trois heures hebdomadaires de corse du primaire au second degré, voire d’un enseignement disciplinaire à parité horaire corse/français s’ils fréquentent l’une des 120 écoles de l’ile dotée d’une filière bilingue (12/12h). Devenu un enjeu sociétal de premier ordre, cet enseignement accompagne le cursus post-baccalauréat (Université et IUT) quel que soit le parcours choisi. Hors le supérieur où aucune dérogation n’est possible, on retiendra le caractère facultatif des cours de corse : une simple demande écrite des parents est suffisante pour obtenir une dispense, l’obligation vise le service public et non les familles, qui conservent leur liberté sur l’apprentissage proposé3. Mais les demandes de dérogations restent cependant quasi nulles et, à l’image des autres parents insulaires, rares sont les parents immigrés (Maghrébins compris) qui refusent l’enseignement du/en corse (en 2009, seuls 79 élèves ont été dérogataires dans l’ensemble de l’académie, aucun depuis 2011 dans le primaire). En dépit de certains biais et carences apparus en marge de la généralisation du corse à l’école (consumérisme scolaire et élitisation des sites bilingues, manque de professeurs habilités à enseigner le corse), nul doute, toutefois, que le dispositif institutionnel et didactique en place constitue, à terme, la base d’un vivre ensemble positif, plus encore, d’un faire vivre ensemble le corse, une façon, en somme, pour les descendants de migrants, de prendre langue avec l’idiome et la société d’accueil.

1 « La valorisation et le développement du plurilinguisme constituent ainsi l’un des aspects fondamentaux des politiques d’inclusion sociale et d’

2 Disponible sur : www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf?numjo=INTX0000188L

3 Considérant que l’article 7 de la loi 2002 rendait le corse obligatoire (s’opposant en cela à l’article 2 de la Constitution), certains députés et

Di Meglio Alain, 2009, « La langue corse dans l’enseignement », L’enseignement des langues régionales en France aujourd’hui : état des lieux et perspectives, Tréma, 31, IUFM de l’Académie de Montpellier. Disponible sur http://trema.revues.org/975.

Géa Jean-Michel, 2010, « Recomposition des pratiques linguistiques des communautés marocaine et portugaise de Corse ». In T. Bulot et P. Lamarre (dir.) (Re) Configuration identitaire. Migrance, territoires et plurilinguismes, Cahiers de linguistique, 36/1, Bruxelles. Éditions modulaires européennes, Actes du colloque du Réseau francophone de sociolinguistique « Langue(s) et insertion en contexte francophone. Discrimination, normes apprentissage, identité », 16-18 juin 2009, université européenne de Bretagne – Rennes 2.

1 « La valorisation et le développement du plurilinguisme constituent ainsi l’un des aspects fondamentaux des politiques d’inclusion sociale et d’éducation à une citoyenneté démocratique qui ne peut qu’être interculturelle ». Plan stratégique d’aménagement et de développement linguistique pour la langue corse, collectivité territoriale de Corse, 2007, 87-88. Disponible sur www.corse.fr/attachment/167653. Disponible sur www.corse.fr/attachment/167653/

2 Disponible sur : www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf?numjo=INTX0000188L

3 Considérant que l’article 7 de la loi 2002 rendait le corse obligatoire (s’opposant en cela à l’article 2 de la Constitution), certains députés et sénateurs obtinrent que son enseignement soit tenu comme facultatif (décision 2001-454 du Conseil constitutionnel). Ce qui, du côté du rectorat, s’est traduit ainsi : « Les familles feront connaitre leur choix en début d’année par les modalités habituelles de correspondance ». Dans le cas d’une école de secteur bilingue, les parents peuvent inscrire leur enfant dans une école standard.

Jean-Michel Géa

Université de Corse Pasquale Paoli - UMR 6240 (L.I.S.A.)

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