Pourcentage de toponymes en ‑ville
© La Fabrique de patrimoines en Normandie.
La Normandie offre un terrain d’étude onomastique d’une très grande richesse. Les différentes strates linguistiques y ont joué un rôle majeur, qu’il s’agisse du substrat celtique et du fonds gallo-romain, des emprunts aux langues germaniques, de l’importance de l’ancien scandinave jusqu’aux formations de l’époque moderne. Anthroponymes et toponymes sont les témoins d’une grande variété de langues et de phénomènes migratoires de grande ampleur qui continuent de susciter de nombreux travaux.
La diversité est aussi géographique, les caractéristiques générales de l’anthroponymie et de la toponymie ne concernant pas tous les pays normands de manière uniforme. Les travaux des onomasticiens, enrichis par l’apport des recherches des dialectologues, permettent de mesurer les nuances et les écarts entre le Pays de Caux, le Roumois et le Cotentin, avec les pays normands du sud, pays d’Ouche, Hiémois, Domfrontais, etc.
L’onomastique de la Normandie est également riche par son patrimoine littéraire. L’onomastique normande est très présente en littérature, depuis les chroniqueurs et les auteurs du Moyen Âge (Guillaume de Jumièges, Guillaume de Poitiers, Wace… Marie de France, Richard de Lison…) jusqu’aux romanciers modernes (Jules Barbey d’Aurevilly, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant…), en passant par la littérature populaire (Maurice Leblanc) ou la littérature de jeunesse (Hector Malot, Paul-Jacques Bonzon), sans oublier bien sûr les pages entières consacrées par Marcel Proust aux étymologies de toponymes normands plus ou moins fantaisistes.
Sans entrer dans un exposé exhaustif, nous allons tenter de rendre compte de quelques caractéristiques de l’onomastique normande.
L’une des particularités des noms de famille normands est la grande fréquence des noms qui commencent par un article défini, la Normandie est la région de France où l’on relève la plus forte densité de ce type de noms. La situation diffère d’un département à un autre, comme l’a montré une enquête réalisée il y a déjà une trentaine d’années : l’Eure a plus de 9 % de patronymes commençant par un article, l’Orne presque 10 %, la Seine-Maritime environ 13 %, le Calvados 15 % et la Manche 17 %. Le Cotentin atteint même 25 %, un nom de famille sur quatre ! Le palmarès des vingt noms les plus répandus, par ordre décroissant est le suivant : Lefèvre (« forgeron »), Leroy, Lai(s)né, Legrand, Lemonnier (« meunier »), Leclerc (« religieux » ou « lettré, savant »), Langlois (« Anglais »), Lecomte, Leroux, Lévêque, Lebreton, Lemaître, Lefrançois (« Français »), Lelièvre, Lemoine, Letellier (« fabricant de toile »), Lebrun, Lesage, Levasseur (« vassal ») et Letourneur.
Beaucoup de noms comportent aussi des caractéristiques phonétiques dialectales (voir le chapitre consacré à la caractérisation des parlers normands). Les noms Cauvin, Desquesnes, Laroque, Lecaplain, Lecat, Lemarquand, Queval (équivalents de Chauvin, Deschesnes, Laroche, Lechapelain, Lechat, Lemarchand, Cheval)… montrent une absence de palatalisation de [k] devant [a], tandis que Gambier, Gardin, Legardinier (équivalents de Jambier, Jardin, Lejardinier)… indiquent l’absence de palatalisation de [g] devant [a]. Douchin, Laronche, Lebarbanchon, Mouchel, Pouchin, (Le)Rachine(l) (équivalents Doucin, Laronce, Lebrabançon, Montcel, Poussin, (Le) Racine(l))… comportent une évolution dialectale de [k] devant [e] ou [i] et Va(s)tine, Vautier, V(u)illaume, Vimard (équivalents de Gastine, Gautier, Guillaume, Guimard)… celle d’un [w] germanique ou latin tardif. L’évolution d’un /e/ long ou un /i/ bref latins en [e] se vérifie dans des noms comme Anfray (pour Onfroy) ou Duquesney (pour Duchesnoy) et la fermeture de [aR] en [ɛR] dans Cherbonnel, Leherpeur, Lequertier (pour Charbonnel, Leharpeur, Lechar(re)tier)… L’influence fermante du yod est vérifiable dans des patronymes comme Croisy, Lebarilly, Levilly (pour Croisier, Lebarillier, Léveillé)… et l’amuïssement des consonnes finales dans Lecacheux, Lepesqueux (pour Lechasseur, Lepescheur)… La consonne liquide [r], fragile par nature, a eu tendance dans les parlers normands à s’amuïr devant les autres consonnes liquides [l] et [n]. Cette chute s’accompagne d’un allongement compensatoire de la voyelle antécédente, marquée par la présence d’un s, d’où des anthroponymes comme Besnard (que d’aucuns écriront Besnehard), Chasles, Lemaslier, Lemesle (équivalents de Bernard, Charles, Lemarlier, Lemerle)… Enfin, dès le Moyen Âge, les scribes normands ont eu tendance à graphier ‑ey la finale des participes passés des verbes en ‑er, des verbes en ‑er substantivés et des adjectifs en ‑é, d’où des graphies de patronymes comme Barbey, Bottey, Dorey, Fossey, Laisney, Lecaudey, Lepelley, Salley…
Et puis, bien sûr, la Normandie se distingue par son héritage onomastique scandinave. Deux éléments apparaissent particulièrement dans la toponymie normande d’origine scandinave. Le premier est topt, qui signifiait « village » et qui a pris en Normandie le sens de « domaine rural ». Plus de 150 toponymes normands contiennent cet élément. Le deuxième mot est pour sa part d’origine latine : il s’agit de villa « ferme, maison de campagne », qui prendra ensuite lui aussi le sens de « domaine rural » ou plus simplement « domaine », et qui est à l’origine de notre mot ville. S’il n’y a que 2 % des noms de commune de l’Orne formés avec ‑ville, les chiffres sont de 14 % dans le Calvados, de 17 % dans l’Eure, de 23 % dans la Manche et de plus de 30 % en Seine-Maritime. La Normandie est de loin la région française où l’on rencontre le plus de noms en ‑ville ; en comparaison, le pourcentage est de 7 % pour l’Île-de-France. Après le traité de Saint-Clair-sur-Epte en 911, la Normandie a très bien été gérée par les seigneurs scandinaves, l’administration était puissante et efficace. Les documents ont tenu à jour la possession des terres, des seigneuries. Or, les clercs écrivaient en latin. Si les seigneurs scandinaves avaient tendance à appeler leur domaine un topt, les clercs avaient tendance de leur côté à le traduire par le mot latin équivalent villa, qui est resté d’un usage majoritaire entre le VIIIe siècle et le XIIe siècle. 65 % des noms en ‑ville ont comme premier élément un nom de personne scandinave. C’est pour cela que la Normandie est si riche en noms en ‑ville.
Ketill, qui avait une forme secondaire, Ketel, signifiait originellement « chaudron », mais il a pris ultérieurement le sens de « casque » ; il est resté comme patronyme : M. et Mme Quétil côtoient M. et Mme Quétel, et ils ont en vérité le même nom. C’est dans le Calvados que ces noms sont les plus fréquents. Il est aussi reconnaissable dans différents toponymes : Quettetot (M) et les différents Quetteville (C), Quetiéville (Biéville-Quiétiéville, C), Quettreville (Quettreville-sur-Sienne, M) ou Cretteville (M) ; tous signifient « le domaine de Ketill ».
Asketill, « le chaudron des dieux » ou « le casque des dieux », est à l’origine du patronyme normand Anquetil, rendu célèbre par le cycliste Jacques Anquetil. C’est en Seine-Maritime, dans la Calvados et la Manche que ce nom est le plus répandu. Il a produit en toponymie Ancourteville (Ancourteville-sur-Héricourt, SM), Ancretiéville (Ancretiéville-Saint-Victor, SM), Ancretteville (Ancretteville-sur-Mer, SM), Anquetierville (SM), Ancteville (M) ou Anctoville (Anctoville C et Anctoville-sur-Boscq M), qui sont autant de « domaine(s) d’Asketill ».
Thorketill « le chaudron de Thor », est devenu le nom de famille Turquetil, bien représenté dans la Manche, la Seine-Maritime et le Calvados. Il a également donné les toponymes Teurthéville (Teurthéville-Hague et Teurthéville-Bocage, M), Torqueville (SM) et Turqueville (M).
Le nom de personne Asmund « la protection des dieux » ou « le don des dieux », a pris en Normandie une forme qui a peut-être été influencée par son équivalent en vieil anglais, Osmund. C’est donc ainsi qu’il est demeuré dans notre région, graphié Osmond ou Osmond. Le premier se rencontre surtout dans la Manche, le deuxième également en Seine-Maritime. Osmond / Osmont est bien visible dans les trois toponymes Le Mesnil-Aumont (M, C) et Le Mesnil-Osmond (SM, disparu), qui sont formés avec mesnil, un autre nom de domaine issu du latin mansionile, dans Sainte-Marie-Laumont (C) et dans les différents Osmonville (SM) ou Omonville (SM, E, M = Omonville-la-Rogue, Omonville-la-Petite et Omonville-la-Folliot).
Asulfr « le loup des dieux » et sa variante Osulfr expliquent le nom de famille normand Osouf / Ozouf, présent avant tout dans la Manche Ce nom a servi à constituer les toponymes Auzouville (SM, Auzouville-sur-Ry SM, Auzouville-sur-Saâne SM, Auzouville-l’Esneval SM, Auzouville-Auberbosc SM), Ozeville (4 dans la M), Le Mesnil-Auzouf (C), Champosoult (O) et Le Val-au-Sou (O).
Thorgisl « l’otage de Thor » ou « la tige de flèche de Thor » est à l’origine du nom de famille Turgis, bien présent dans la Manche, le Calvados et la Seine-Maritime. Il a donné Tourgéville (C) et trois toponymes disparus de la Manche et de la Seine-Maritime : Torgisville (aujourd’hui Saint-Jean-de-la-Rivière), Torgistorp (Clitourps) et Torgisval (Saint-Vaast-d’Equiqueville).
Thorsteinn « la pierre de Thor » a évolué en Normandie en Toustain, qui n’est plus quasiment plus présent aujourd’hui sous cette forme, mais bien vivace sous la forme Toutain, notamment en Seine-Maritime, dans l’Orne, l’Eure et le Calvados, et sous la forme Tostain, qui encore bien représentée dans la Manche et le Calvados, un peu moins en Seine-Maritime. Il a servi à former le toponyme Toutainville (E) et deux noms disparus : Saint-Ouen-du-Bois-Turstin (E) et Toustinmesnil (M).
L’anthroponyme Thorvaldr, « la puissance de Thor » ou « le pouvoir de Thor », était très populaire à la période viking et a évolué en Normandie en Torold, puis Turold : il y a un petit personnage appelé Turold sur la Tapisserie de Bayeux et la Chanson de Roland est « signée » par un certain Turold aussi. Ultérieurement, le nom a encore évolué : il est à l’origine des noms de famille normands Thouroude, Théroude ou Troude. Thouroude est présent majoritairement dans le Calvados, Théroude en Seine-Maritime et Troude en Seine-Maritime et dans une moindre mesure dans la Manche. On retrouve la deuxième forme dans quatre toponymes de l’Eure et de la Seine-Maritime : Bourgthéroulde (aujourd’hui Grand-Bourg-Théroulde), Thérouldeville, Le Beau-Theroude et Théroudeval (disparu).