Les panneaux de communes en version locale

Stéphane Laîné

p. 32-33

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Stéphane Laîné, « Les panneaux de communes en version locale », Langues et cité, 33 | 2025, 32-33.

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Stéphane Laîné, « Les panneaux de communes en version locale », Langues et cité [En ligne], 33 | 2025, mis en ligne le 30 avril 2025, consulté le 12 juin 2025. URL : https://www.languesetcite.fr/670

Dévoilement officiel de la plaque de Vittefleur le 17 septembre 2022

Dévoilement officiel de la plaque de Vittefleur le 17 septembre 2022

Crédits : Région Normandie.

L’une des actions engagées par la Région Normandie dans le cadre de son projet de sauvegarde et de valorisation des parlers normands a consisté à proposer à toutes les communes d’indiquer la version normande de leur nom, quand elle existe, sur les panneaux d’entrée et de sortie de ville. Un groupe de travail a été constitué au sein du Conseil Scientifique et Culturel (CSC) pour mener ce projet. Il était constitué initialement de trois personnes : Stéphane Laîné (docteur en Sciences du langage de l’université de Caen Normandie, historien de la langue française et dialectologue), Christophe Maneuvrier (enseignant-chercheur à l’université de Caen Normandie, spécialiste de l’histoire des sociétés de la Normandie rurale, co-directeur de l’Office Universitaire d’Etudes Normandes) et Nicolas Abraham (membre de la Fédération des Associations pour la Langue normandE (FALE), archiviste aux archives départementales de la Manche). Ils ont été rejoints plus tard par Dominique Fournier (normalien, agrégé d’anglais, docteur en linguistique).

Principes

La volonté de la Région Normandie n’est pas de favoriser l’apparition de noms de communes folkloriques ou artificiels. Les préconisations du groupe de travail s’appuient sur une démarche scientifique et visent à rendre visible sur les panneaux routiers une forme locale des noms de communes, attestée par des mentions écrites et/ou des témoignages oraux. Il ne s’agit donc pas d’une traduction des noms de communes, mais du choix d’une variante régionale du nom officiel (défini par le Code officiel géographique établi par l’INSEE depuis 1943). Il ne s’agit pas non plus de restituer une forme historique ancienne, par exemple le nom en usage au XIe siècle, ni de reconstituer l’étymologie du toponyme (elle fait partie du processus d’analyse, mais elle n’en représente pas la finalité). Le principe essentiel est de permettre l’émergence d’une forme orale encore en usage localement durant les cent dernières années en parallèle à la forme officielle, puis de la pérenniser en l’affichant et en favorisant son emploi.

Méthodologie

Le premier travail consiste en des recherches historiques qui ont pour but de rassembler le plus grand nombre possible d’attestations anciennes du nom de commune, relevées dans des chartes, des documents diplomatiques, des cartes géographiques, des textes littéraires, des textes dialectaux, des documents officiels… Les mentions sont complétées par la datation du document dans lequel elles ont été relevées, ainsi que par une référence bibliographique. Pour ne pas alourdir la note de synthèse envoyée aux communes, ces références n’ont pas été explicitées, mais elles peuvent l’être à la demande. Cette première phase fait appel aux compétences des archivistes et des historiens, qui complètent ainsi les données déjà connues des linguistes.

La seconde phase correspond à des recherches linguistiques : à partir des attestations compilées précédemment, les linguistes étudient les étymologies envisagées pour les noms de communes, puis ils les confrontent à une analyse de phonétique historique. Ils sont ainsi en mesure d’expliquer l’évolution de la prononciation des noms de communes depuis les premières mentions historiques jusqu’à aujourd’hui, qu’il s’agisse de la forme officielle, standard, ou des formes régionales. Les préconisations qu’ils font ensuite aux conseils municipaux s’appuient sur ce travail de reconstitution.

Trois cas de figure se présentent en général : il n’existe pas de version dialectale possible, le nom de commune ne comportant pas de phénomènes phonétiques régionaux ou bien ceux-ci n’étant pas attestés ; une ou plusieurs versions dialectales sont possibles ; le nom actuel est déjà dialectal.

Dans le deuxième cas de figure, il conviendrait idéalement de mener des enquêtes de terrain pour valider ou invalider les hypothèses, les linguistes étant confrontés à un manque de ressources orales. Un relais peut donc s’avérer nécessaire de la part des collectivités locales, qui sont idéalement placées pour témoigner des usages locaux, anciens et/ou présents. Les associations qui sont adhérentes de la FALE sont également sollicitées pour valider par un sondage de terrain les hypothèses retenues. L’authenticité est le maître mot du groupe de travail, qui souhaite que la ou les formes préconisées et éventuellement entérinées par les communes correspondent bien à une pratique langagière locale.

Les graphies adoptées par le groupe de travail du Conseil Scientifique et Culturel (CSC) sont phonologisantes, c’est-à-dire qu’elles tentent de restituer le plus exactement possible la prononciation en usage localement avec les graphies du français standard. Elles doivent être compréhensibles par n’importe quel locuteur, même étranger, et distinctes des graphies historiques, qui comportent très souvent de nombreuses lettres devenues muettes. La manière d’écrire le nom de la commune (choix des lettres, éventuels accents ou apostrophes) cherche à reproduire le plus exactement possible le nom tel qu’il est prononcé par les habitants. Par exemple, pour une commune dont le nom finirait en « ‑bus » avec un « s » muet, le CSC recommandera d’écrire « bu » pour que personne, habitant ou visiteur, ne fasse l’erreur de prononcer le « s » final, même s’il figure dans des attestations anciennes ou contemporaines et qu’il a pu être prononcé avant le XIIIe siècle. Les graphies proposées par le CSC sont aussi divergentes des graphies normalisées pratiquées par l’association Parlers et traditions populaires de Normandie (PTPN), souvent complexes et difficilement compréhensibles pour un public non averti. Par exemple, un « u » d’une longueur supérieure à l’usage du français standard dans un nom de commune sera noté « û » plutôt que « uu » puisqu’il n’y a pas à proprement parler de redoublement de la voyelle mais une durée d’émission supérieure.

Dans tous les cas, le conseil municipal des communes volontaires reste souverain. Les préconisations du groupe de travail sont le fruit d’une analyse scientifique longue et rigoureuse, elles sont précisément argumentées, mais elles n’ont pas « force de loi ».

Le Conseil Scientifique et Culturel des parlers normands a adopté les principes suivants pour une version régionale du nom des communes nouvelles de Normandie :
  - si le nom adopté par la commune nouvelle reprend des dénominations anciennes (celles des communes historiques ou d’autres noms en rapport avec l’histoire et/ou le patrimoine des communes historiques), il est possible de s’appuyer sur les attestations anciennes écrites et/ou orales pour proposer une version régionale du nom de la commune nouvelle ; par exemple, il a ainsi été possible de faire une proposition à la commune nouvelle de Bricquebec-en-Cotentin ;
  - si le nom adopté par la commune nouvelle est un néologisme, il n’y a aucun fondement scientifique à proposer une version régionale du toponyme, le but poursuivi n’étant pas de traduire artificiellement dans une version dialectale des noms qui sont des créations contemporaines, mais de sauvegarder et de perpétuer des usages anciens, historiquement attestés ; par exemple, le CSC ne serait pas en mesure de se prononcer sur le cas du néologisme Valambray (Calvados, communes historiques : Airan - Billy - Conteville - Fierville-Bray - Poussy-la-Campagne ; cette commune nouvelle n’a pas été candidate), dont les élus ont ainsi justifié la création : « Ce nom montre l’attachement des communes fondatrices à leur terroir : val, racine de Val-ès-Dunes, la communauté de communes [en réalité, à l’origine, nom d’une bataille célèbre opposant Guillaume de Normandie et le roi de France à des conjurés, en 1047], ambre pour la couleur blonde des blés, et Bray pour la culture et l’herbage. » (Ouest-France, 24/10/2016).

Témoignage de Valéry Beuriot, maire de Brionne (Eure)

Ayant appris que la Région encourageait les communes à afficher leur normandité, nous n’avons guère hésité : la restitution du nom normand de Brionne figurerait sur les panneaux d’entrée d’agglomération.

À travers cette démarche, il y a d’abord notre fierté de rappeler le rôle que Brionne a joué dans l’histoire régionale, notamment à la période ducale. Il y a aussi la volonté d’affirmer une identité normande bien réelle, mais enfouie, sacrifiée au XXe siècle sur l’autel du modernisme, qui a rapidement relégué au rang des vieilles lunes l’ensemble des traits caractéristiques du fait régional, et particulièrement le trait linguistique. Le parler normand s’est effacé à mesure que la langue française, institutionnalisée, normée, nivelée dans le creuset de l’école, devenait le porte-étendard de la République et du sentiment national exalté.

En engageant cette démarche, loin de nous l’idée de sacraliser une identité de folklore ou d’en faire, comme certains en rêvent, le véhicule politique du rejet de l’autre et du repli sur soi. Se reconnaître une identité, ce n’est pas s’affirmer contre les autres dans une sorte de fausse permanence culturelle ou civilisationnelle. C’est bien plutôt se reconnaître une différence, un particularisme, tirés de la géographie, de la géologie, des reliefs, des paysages, de la culture, des traditions culinaires, de la langue enfin, et qui, additionnés à ceux des autres, fondent la richesse du patrimoine humain. Se sentir normand ne gomme heureusement pas le sentiment d’être français, européen et citoyen du monde.

Pour finir, cette expérience a fait l’unanimité au sein du conseil municipal et la population l’a bien accueillie. Les panneaux font aujourd’hui définitivement partie du paysage de la commune et renforcent son attractivité, notamment touristique. Récemment labellisée « Petite ville de demain », Brionne regarde son avenir et dans le même temps affirme son passé de bourgade normande de caractère, cité bimillénaire qui se tient debout dans la succession des siècles.

Dévoilement officiel de la plaque de Vittefleur le 17 septembre 2022

Dévoilement officiel de la plaque de Vittefleur le 17 septembre 2022

Crédits : Région Normandie.

Stéphane Laîné

Stéphane Laîné, chargé du projet de sauvegarde et de valorisation des parlers normands, la Fabrique de patrimoines en Normandie, CRISCO (UR 4255) Université de Caen Normandie

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