Depuis plusieurs années, la Normandie a vu naître des maisons d’édition qui se sont donné pour mission de faire paraître une littérature dialectale contemporaine. Rencontre avec deux de ces éditeurs.
« En décembre 2018 a été créée la maison d’édition Oû Pyid des Phares, à l’initiative de quatre écrivains : Thierry Férey, Maurice Fichet, Louis Lefèvre, et Jean-Pierre Montreuil » raconte ce dernier.
« Depuis quelques années, dans les ateliers de langue normande, on sentait un besoin croissant de s’exprimer en normand. Il n’existait alors que les Éditions Magène, qui publiaient essentiellement des CD de musique et un ou deux livres par an. L’objectif de la nouvelle maison d’édition était de pouvoir, en toute liberté, promouvoir la langue normande et démontrer ses possibilités d’expression. »
Jean-Pierre Montreuil précise ensuite sa pensée :
« En toute liberté signifiait ne pas être soumis à des contraintes extérieures, à des considérations politiques, aux exigences de toute fédération ou de toute administration dirigiste. (La Fale n’existait pas encore. Son émergence en 2020 n’a pas été vue d’un mauvais œil, mais elle obéissait à d’autres priorités). »
Il définit également ce que sa maison d’édition entend promouvoir :
« Promouvoir la langue signifiait d’abord faciliter le travail du lecteur et donc présenter des ouvrages sous un format bilingue. Sans glossaire, sans notes de pied de page, mais par la simple présentation claire d’un texte normand à droite et sa traduction française à gauche. Pour limiter les frais et accélérer la diffusion, les ouvrages ne contiendraient pas de CD, mais de larges extraits seraient lus, enregistrés par les auteurs, et téléchargeables à partir du site www.chosesnormandes. Pour faciliter la compréhension, Oû Pyid des Phares a choisi de présenter ses ouvrages en normand normalisé, dans la lignée des travaux de l’équipe de Fernand Lechanteur commencés dans les années 60. »
Les buts poursuivis sont définis avec force :
« Démontrer les possibilités d’expression de la langue normande impliquait qu’on en reconnaisse l’existence en tant que langue. Il ne s’agirait pas de multiplier les textes patoisants racontant des anecdotes naïves ou grivoises, mettant en scène un paysan inéduqué dépassé par le monde moderne, ou inversement se montrant plus malin que le Parisien. Il fallait montrer que les moyens d’expression du normand, s’ils sont différents du français, permettent de couvrir tout une multiplicité d’approches littéraires, que la langue normande est non seulement belle, elle est riche. »
Les convictions de Jean-Pierre Montreuil et de ses amis sont affirmées sans détours :
« Il existait alors (et sans doute encore maintenant) un débat entre les tenants d’un conservatisme un peu nombriliste selon lequel le normand ne peut parler que de la Normandie, de préoccupations rurales, se situant de préférence dans un passé lointain, en utilisant une langue qui n’évolue plus, figée pour l’éternité par la plume de Côtis-Capel ou de François Énault. Or si le normand est une langue, au même titre que le français ou l’anglais, langues nationales, ou encore l’occitan ou le gallo, langues régionales, il peut s’essayer à parler de tout, y compris du monde moderne, de sentiments complexes, dans toute une variété de styles littéraires. Plutôt que de s’engager dans des débats sémantiques souvent infructueux, Oû Pyid des Phares répond par l’écriture et propose un large éventail de publications couvrant romans (picaresques, réalistes, psychologiques, fantastiques, intimistes, historiques), poésies, nouvelles, chansons, aphorismes, etc. Si la lecture en est convaincante, alors le débat langue vs. patois n’aura plus raison d’être. »
Plus de 50 ouvrages ont été publiés en 5 ans.
« Outre la création littéraire, Oû Pyid des Phares développe aussi une sous-série de traductions, non seulement d’auteurs normands comme Flaubert, Maupassant, Frémine ou Barbey d’Aurevilly, mais aussi d’auteurs français (Daudet) ou étrangers (Orwell, Steinbeck). Le succès de ces traductions renvoie lui aussi au débat mentionné : comment peut-on faire une traduction recevable des Lettres de mon moulin sans utiliser un outil qui soit une langue à part entière ? » conclut Jean-Pierre Montreuil.
Forte de ses dix publications depuis sa création, en janvier 2022, la maison d’éditions Skjaldmö (qui désigne en vieux norrois une jeune femme guerrière armée d’un bouclier – skjald – dans la mythologie nordique) souhaite permettre à ses lecteurs « d’avoir le normand sur le bout de la langue. » Sa créatrice Séverine Courard-Vieuxbled, ancienne journaliste, docteure en Sciences du langage, membre du Conseil scientifique et culturel des parlers normands mis en place par la Région, passionnée par la Normandie, œuvre à la vulgarisation et à la transmission des parlers régionaux avec des ateliers, des conférences, des interventions au sein des établissements scolaires.
« En effet, la langue normande, si l’on veut la faire perdurer, se doit de se renouveler et d’innover. Ainsi, en créant les éditions Skjaldmö (editions-skjaldmo.fr), j’ai eu pour ligne directrice de transmettre et de promouvoir de façon ludique, moderne et pédagogique les parlers normands afin d’intéresser le plus grand nombre. » explique la nouvelle éditrice.
« Le premier livre édité par Skjaldmö en juin 2022, Comme disent les Normands, est un imagier en langue normande contenant plus de 1 000 mots du quotidien adaptés au XXIe siècle. » détaille Séverine Courard-Vieuxbled.
« Ce premier ouvrage tiré à 1 000 exemplaires était épuisé en septembre 2022 et a dû être réimprimé. Les ventes dynamiques de ce livre se font auprès de locuteurs normands, de touristes et de locaux auxquels les mots évoquent des souvenirs. »
L’éditrice développe :
« Le deuxième ouvrage, publié en juin 2023, est également un imagier : Mes premiers mots en normand. Il avait déjà été publié en 2015 aux éditions l’Écho des Vagues et épuisé en quelques temps. Il a été repris par les auteurs et retravaillé pour être de nouveau édité. À ce jour, les 300 exemplaires imprimés ont été vendus et le public est très en demande d’une nouvelle publication.
Le troisième ouvrage, paru en décembre 2023, est le premier d’une collection bilingue normand/français La vaque et l’poumyi. Dans ce joli conte bilingue pour enfant, le lecteur trouvera le texte en normand suivi de la version française. Cette collection va s’étoffer tous les ans de deux ouvrages supplémentaires et devrait, dès le deuxième ouvrage, s’enrichir d’une version audio afin d’accompagner les novices dans la compréhension de la langue normande. »
Comme Jean-Pierre Montreuil, Séverine Courard-Vieuxbled souhaite développer l’édition d’une littérature dialectale contemporaine, avec des convictions fortes :
« Vouée à se moderniser afin d’attirer toujours plus de locuteurs, ou du moins, de ne pas en perdre, la littérature normande se doit de se renouveler et d’innover pour toucher des locuteurs plus jeunes. »