Bilan et perspectives

Stéphane Laîné

p. 38-39

Citer cet article

Référence papier

Stéphane Laîné, « Bilan et perspectives », Langues et cité, 33 | 2025, 38-39.

Référence électronique

Stéphane Laîné, « Bilan et perspectives », Langues et cité [En ligne], 33 | 2025, mis en ligne le 30 avril 2025, consulté le 14 juin 2025. URL : https://www.languesetcite.fr/677

Les actions engagées depuis 2019 pour sauvegarder et valoriser les parlers normands ont été nombreuses et variées.

Il ne paraît guère possible, en Normandie comme ailleurs, de contrarier un mouvement général et naturel de déclin de la pratique des langues régionales et des parlers locaux. Les chiffres donnés lors du Conseil national des langues et cultures régionales le 30 août 2023 indiquaient 136 000 élèves apprenant une des 17 langues enseignées dans le cadre de l’Éducation nationale en 2022, contre 133 000 élèves et 7 langues enseignées en 1996. Tout juste arrive-t-on à freiner quantitativement l’érosion des locuteurs. Qualitativement, le fait d’avoir assez souvent standardisé ou uniformisé la langue régionale pour compenser plus facilement la disparition des locuteurs natifs par la formation de néo-locuteurs soulève autant de questions qu’il apporte de réponses. Mais il ne peut alors s’agir à proprement parler de sauvegarde, sans doute le terme de revitalisation conviendrait-il mieux.

Le premier axe qui a été suivi en Normandie vise avant tout à réconcilier la population dans son ensemble avec son patrimoine linguistique. Cet objectif ne peut être atteint par une simple revendication terminologique. La valorisation des parlers normands est indissociable d’une connaissance de ce qu’ils sont réellement, en toute objectivité. Toutes les actions de vulgarisation ou de communication, toutes les formations prodiguées, doivent concourir à ce que les Normands se réapproprient le parler local de leurs grands-parents ou qu’ils le découvrent. Si les freins d’une conscience linguistique dépréciative sont levés, le dialogue intergénérationnel devient plus aisé et la transmission de cet héritage en est facilité. Il ne sera jamais possible de provoquer un retour en arrière, sans dénaturer profondément la pratique dialectale. Mais nous pouvons encore espérer modifier les opinions relatives aux parlers locaux et valoriser les locuteurs natifs qui demeurent.

C’est aussi pour cette raison qu’il faut poursuivre et amplifier la recherche scientifique, former de nouveaux dialectologues. Si nous ne sommes pas en mesure de contrarier suffisamment l’évolution en cours, au moins devons-nous continuer un indispensable et urgent travail de collectage et de documentation. Il nous revient de créer les outils qui permettront dans l’avenir de connaître encore la réalité des parlers normands et peut-être de disposer des moyens nécessaires à sa sauvegarde, voire à sa revitalisation. L’enseignement ne peut se concevoir que dans le respect de l’authenticité du fait dialectal et dans une formation aussi documentée que possible des enseignants, sans parti pris ni posture idéologique. Des projets tels que l’Atlas linguistique numérique de la Normandie Paroles de Normands et sont en ce sens fondamentaux, de même que la promotion des stages en master, qui suscitent de nouvelles enquêtes de terrain. La situation de la dialectologie normande à l’université est meilleure qu’en 2016 mais elle reste fragile, il est nécessaire de pouvoir former des étudiants en master et doctorat. La collaboration du laboratoire de recherche CRISCO nous permet une analyse linguistique moderne, reposant en particulier sur la lemmatisation d’un corpus représentatif de la littérature dialectale. C’est assurément une voie d’avenir. Il nous appartient en revanche d’être extrêmement prudents au sujet d’autres technologies récentes, comme l’intelligence artificielle. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements des exploitations possibles de ces ressources technologiques et nous ne pouvons ignorer les dimensions éthiques qu’elles impliquent. Peut-être les procédés de reconnaissance vocale pourront-ils nous permettre de transcrire plus facilement un jour des enregistrements de locuteurs dialectaux. Mais il ne saurait être question, à notre sens, de produire des logiciels ou des applications qui auraient pour but de permettre de dialoguer « en normand » avec son ordinateur, sa tablette ou son téléphone ; nous serions là à dix mille lieues de ce qu’est la pratique dialectale, par essence : un merveilleux mode d’échanges et de partage avec ses semblables, très particulier et individualisé, riche d’un patrimoine culturel personnel et collectif, subtil d’intonations et de non-dits, teinté d’humour et de complicité.

La situation du français régional est beaucoup moins inquiétante : partout, dans tous les milieux, il reste vivant et pratiqué naturellement, en raison de sa nature. Il nous faut juste continuer à le faire connaître et à le promouvoir, car cela peut être un motif de fierté.

Nous devons de même défendre l’onomastique régionale, notamment dans sa dimension phonétique. La politique de mise en place de panneaux régionaux est positive, elle rencontre un écho favorable des élus et de la population. Nous avons toutefois été défaillants lors de deux chantiers administratifs récents. Tout d’abord la loi du 16 mars 2015 relative à l’amélioration du régime de la commune nouvelle, pour des communes fortes et vivantes, a eu un très fort impact. La Normandie est la première région française au nombre des communes nouvelles, une commune nouvelle sur trois est située en Normandie (36,5 %). La création des noms des communes nouvelles s’est faite rapidement, souvent sans réflexion approfondie pour le choix du nom. Les élus, soucieux de l’adhésion de la population de toutes les communes participant à une commune nouvelle, ont eu à cœur d’éviter qu’une commune-siège, riche fréquemment d’une démographie plus importante, d’une histoire ancienne et d’une identité connue et reconnue, n’apparaisse dominante au sein de la nouvelle collectivité. Ils ont donc majoritairement eu recours à des néologismes et à des compléments déterminatifs en quelque sorte discriminants. Malgré les recommandations officielles, les experts n’ont pas été sollicités. Non seulement le patrimoine toponymique normand s’est appauvri, mais souvent la dimension historique a de plus été gommée. Ensuite la loi n° 2022‑217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale indique dans son article 169 :

« Le conseil municipal procède à la dénomination des voies et lieux-dits, y compris les voies privées ouvertes à la circulation. Les communes mettent à disposition les données relatives à la dénomination des voies et la numérotation des maisons et autres constructions dans le cadre de la mise à disposition des données de référence prévue à l’article L. 321‑4 du code des relations entre le public et l’administration. »

Ces dispositions, destinées notamment à accélérer la mise en place des bases adresses locales (BAL) alimentant la base adresse nationale (BAN), ont malheureusement pour effet, bien souvent, de faire disparaître des noms de lieux-dits historiques, dont beaucoup comportent une dimension sinon dialectale, au moins régionale. C’est toute la richesse et la diversité de la microtoponymie régionale qui viennent d’être mises en péril, en particulier dans les communes rurales. Enfin, nous devons continuer à promouvoir la prononciation traditionnelle des noms de famille et des noms de lieux. Les réussites de la scolarisation de masse, l’influence des médias, l’ignorance… beaucoup de facteurs participent à restituer à l’oral des lettres muettes, indices de graphies savantes qui ne sont plus compris ni correctement interprétés.

Dans tous les domaines, l’action se poursuit, avec optimisme et énergie.

Stéphane Laîné

Stéphane Laîné, chargé du projet de sauvegarde et de valorisation des parlers normands, la Fabrique de patrimoines en Normandie, CRISCO (UR4255) Université de Caen Normandie

Articles du même auteur